LINEARITY’S MODULATION
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Yoan Mudry
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Au début de cette année, tu as présenté le projet Loops à Genève (
LOOPS
,
salle Crosnier, Genève, 26.01–25.02;
Held Together With Water
, le
Commun, Genève, 4.02–11.03;
The Future Is Wild
, Art Bärtschi, Genève,
23.03–13.05.2017). Trois espaces d’exposition, une publication qui se
transforme, une performance en plusieurs actes… Dans la publication, tu
expliques le projet, tu parles de pièces qui circulent d’une exposition à
l’autre, se recyclent, évoluent, changent de statut. Ce projet faisait très
distinctement ressortir le côté «
non définitif
» des pièces et des
expositions. Le « Loop
», l’idée de boucle, y était un point central plutôt
qu’un point de départ, un état ou un lieu par lequel on repassait tout le
temps. Tu as choisi l’image de la boucle pour illustrer ce mouvement et
cette logique. Pourquoi la boucle comme figure conceptuelle?
ROXANE BOVET
YOAN MUDRY (1990) a présenté, début 2017, un projet appelé
Loops
qui se
développait dans trois expositions sur une temporalité élargie – 6 mois, et
dans trois types d’espaces différents à Genève – la Salle Crosnier, le
Commun et la galerie Art Bärtschi. Sans définir qu’il s’agisse d’une
exposition en trois parties ou de trois expositions liées, ce projet remet en
question l’idée classique de l’exposition en tant qu’étape finale et des
oeuvres comme objets autonomes. De plus, comme une majorité des
réalisations précédentes de Yoan Mudry, ce projet adressait directement la
question de la linéarité de la pensée, de la simultanéité, de multiples
réalités et de la construction d’un discours créateur de sens.
La boucle est une figure, une architecture de pensée, un mode de création
récurrent. Je sais que toi tu t’en rappelles, mais probablement pas celle ou
celui qui lit cet échange. Un soir, nous regardions un épisode de Westworld
en VO sous-titré français. Nous avons brièvement arrêté l’épisode après que
le mot «loop» en anglais ne soit traduit par «scénario». Le lendemain matin
autour d’un café, nous discutions de cette traduction. C’était quelques
semaines avant que je n’envisage le projet Loops. Ce projet est né en
réaction à une situation donnée qui me paraissait absurde: le fait
d’enchainer trois expositions dans un espace-temps spécialement court et
géographiquement proche. Cela me paraissait absurde, notamment en
regard de cet impératif de «fraîcheur» que l’on demande aux jeunes artistes
aujourd’hui. J’avais donc un problème, car montrer trois fois de suite les
mêmes pièces, dans la même ville, ne correspond pas tout à fait à ce qui est
attendu d’un artiste. À moins que celui-ci ne travaille sur le scénario,
n’envisage une boucle qui lui permettra de le faire, c’était mon intuition de
départ, et une manière de prendre cet impératif à revers.
YOAN MUDRY
Oui, je me rappelle bien de cette idée de base. Les impératifs extérieurs
t’ont donc amené à concevoir le projet de cette manière. Mais tu aurais
aussi pu inclure des pièces plus anciennes ou séparer les différentes
productions d’une manière plus classique: les peintures pour la galerie, les
chaussures et la perfo à la Salle Crosnier et les posters au Commun. Ça
aurait donné trois expositions séparées. Au lieu de cela, et c’est ce qui rend
ce projet vraiment intéressant selon moi, tu as choisi de créer une autre
structure. Une structure qui à la fois relie les trois expositions et devient un
projet en soi. Quel était ton intérêt principal en faisant cela? Était-ce un
intérêt pour les structures à proprement parler? Était-ce une décision plus
curatoriale, une volonté de remettre en question les formats d’exposition?
Ou un intérêt pour de nouveaux types de narration?
RB
Cette année, j’ai aussi souvent pensé à ces notions de «temps-espace» en
relation à l’exposition. Notamment en travaillant sur l’exposition
Held
Together With Water
(différents lieux, online & AFK, jan.-mars 2017) ou sur
l’exposition en ligne pour le Museum of Post Digital Cultures
(postdigitalcultures.ch, mai-aout 2017). Je crois que la manière dont nous
avons tous les deux mis en pratique cette idée témoigne des nombreuses
transformations survenues dans nos manières de penser. Des changements
que je lie à l’omniprésence des technologies numériques. Quand tu es sur
internet, que ce soit sur l’écran de ton ordinateur ou sur celui du
smartphone que toi tu n’as pas, tes déplacements se font dans un cadre
temporel plus que physique, en un sens, la durée remplace la spatialité. Je
crois que ça va transformer beaucoup de choses à l’avenir. Notamment
notre manière d’articuler des idées, des objets, des concepts et de
concevoir des structures. Qu’est-ce que tu en penses?
RB
Tu as raison, ce n’est pas un remplacement, ce serait plutôt une évolution
en profondeur. En tout cas, rien à voir avec une révolution. Tu parles de la
complexification de la réalité, je crois qu’elle nous complexifie aussi en tant
qu’individus, qu’elle nous rajoute des couches à nous aussi. Les natifs
numériques ne s’envisagent plus autrement que multiples. Non seulement
ils démultiplient les subjectivités mais ils ne les envisagent plus au sein d’un
système d’opposition binaire (artiste ou curateur, homme ou femme, privé
ou public, galerie ou offspace), ni d’imbrication à la manière des poupées
russes (famille –> MUDRY, dans la commune –> LAUSANNOIS, dans le
canton –> VAUDOIS, dans le pays –> SUISSE, etc). On devient trois, quatre,
dix ou plus et surtout à la fois.
Dans le texte que j’ai écrit pour Loops, j’enchainais avec une série de
questions: «Comment alors raconter des histoires à ces gens? Qu’est-ce qui
se passe dans leur tête? Comment est-ce qu’ils s’ennuient, et est-ce qu’ils
tournent en rond? Est-ce que le terme «cercles de discussion» est encore
d’actualité? Ou serait-ce des ellipses (parce que les ellipses ont plusieurs
centres)? Ou alors des mille-feuilles de discussion, comme plein de cercles
les uns sur les autres?» Sans y répondre vraiment, ça t’inspire quelque
chose?
RB
C’est intéressant, tu portes un réflexion assez poussée sur les
transformations sociales, économiques ou relationnelles provoquées par
internet, tes conclusions ou tes découvertes se retrouvent toujours dans
ton travail. Et pourtant, chez les gens que je connais, tu es l’une des
personnes de notre génération qui fréquente le moins les réseaux sociaux,
tu n’as même pas de smartphone. :-) Est-ce que tu as un autre accès à
cette technologie, est-ce que tu fréquentes d’autres types de réseaux
online? En gros, comment et pour quoi utilises-tu internet?
RB
Comme moi, tu as quand même connu le monde sans internet, même si ce
n’était pas long. Est-ce que pour toi il y a internet et la vraie vie, la vraie vie
et internet à côté ou est-ce que pour toi c’est un tout? Est-ce que tu as une
vie online et une autre IRL/AFK?
RB
C’est peut-être simplement dû à la série Westworld mais c’est intéressant
que tu mettes en relation les notions de «boucle» et de «scénario». Jusque-
là nous avons parlé de boucles mais l’idée de scénario en tant que narration
construite, c’est quelque chose sur quoi tu as travaillé, et sur quoi nous
nous avons travaillé ensemble. Tu vois une relation ou une suite logique
entre ces idées, ces projets?
RB
C’est juste. Dans cette vidéo, on a analysé les techniques de storytelling. On
a examiné les structures et les méthodes utilisées dans la
communication
contemporaine. On les a ensuite accentuées, poussées à l’excès dans l’idée
de les révéler. La vidéo consiste en un discours récité par une voix off dans
un auditoire de l’Université de Stanford. Nous avons écrit le discours de
manière à ce qu’il soit entièrement vide de sens tout en restant hyper
convainquant et dynamisant. Le speech était d’ailleurs une boucle sans
début ni fin. Il ne voulait plus rien dire, même si chaque phrase en elle-
même était compréhensible et s’enchaînait logiquement avec la suivante.
Déconstruire des systèmes pour en révéler l’incohérence ou pour
(dé)montrer les effets qu’ils ont sur nous, c’est quelque chose que tu
pratiques depuis le début. Tu crois que c’est notre rôle de révéler les
choses?
RB
Ce que tu offres, c’est une possibilité de navigation dans les flux et les
boucles. Ce qui m’intéresse dans cette position, c’est qu’elle responsabilise
les gens par rapport à tout ce qui se passe. Et là, j’utilise le terme
«responsable» dans son double sens; premièrement dans le sens «dés-
infantilisant», qui va contre le maternage abrutissant que l’on subit en
permanence; et de l’autre, dans le sens de «prendre ses responsabilité»,
reconnaître sa part de culpabilité. La responsabilité comprise dans ce
double sens est, à mon avis, une condition essentielle à l’autonomie. Je
crois qu’un changement fondamental –et là je ne parle pas de suivre un
nouveau leader qu’il soit politique ou révolutionnaire– qu’un vrai
changement donc, ne pourra se produire sans être précédé de cette
responsabilisation individuelle.
RB
Ça me fait penser à un texte de Yannick Rumpala, dans lequel il écrit que le
monde contemporain a enregistré des évolutions d’une telle force qu’elles
tendent souvent à produire un sentiment d’impuissance lorsqu’il s’agit
d’essayer d’en maîtriser les effets problématiques. Il enchaine en disant que
pour ne pas être condamné à la démission et à l’observation passive, il faut
chercher à construire de nouvelles capacités, des capacités plus adaptées.
Les artistes conceptuels de l’époque pensaient qu’en s’interrogeant lui-
même, l’art interrogeait son contexte, que ce que l’on teste ou ce que l’on
invente dans l’art peut contaminer le reste du monde.
En alliant les deux propositions, on peut voir ton travail comme une manière
d’apprendre à s’en sortir.
RB
Par rapport à cette idée de boucle comme figure conceptuelle – comme la
forme que tu as choisie pour révéler/illustrer les idées sur lesquelles tu
travailles – tu dis que la boucle est une architecture de pensée, un mode de
création récurrent. Qu’est-ce que tu entends par là concrètement?
RB
Prince nous amène à un autre point de ta pratique qui est définitivement lié
à la boucle: la copie et l’appropriation. Pourquoi Prince s’approprie des
photos d’Instagram ou de photographes moins connus? Pourquoi Huygues
refilme Hitchcock? Pourquoi Parreno refait une chaîne de montage?
Pourquoi Verena Dengler s’approprie des mèmes? Finalement, selon toi,
pourquoi/comment la copie, la reproduction, l’appropriation, la
reconstitution?
RB
Qu’est-ce que ça veut dire d’avoir une logique de la globalité? Ce n’est pas
la même chose que la mondialisation, ni que la globalisation?
RB
Brian Droitcour in Society of out of Control speaks about Trecartin’s movies,
and especially the color blue in Roamie View (History Enhancement). He
says:
“Blue represent water, a substance that enable vessels to be transported
from one place to another; a substance that takes the shape of the vessels
that it is in. Blue represents the values of fluidity & adaptability; it’s in the
branding of Chase and Citybank and it’s the new spirit of capitalism.”
RB
RB
BLEU
RB
C’est un intérêt pour les trois à la fois. En fait l’idée n’était pas d’envisager
trois expositions, mais une seule. Ça m’a notamment permis de prendre
plus de libertés, dans le sens où les expositions, les pièces n’avaient plus
besoin d’être «finies». Cela m’a permis de ne pas envisager l’expo comme
une fin en soi, mais simplement comme un «temps». Une œuvre prend,
pour ainsi dire, vie dans le temps et non uniquement dans l’espace, on évite
ainsi cette question du «cimetière d’œuvres». Le fait, par exemple, d’avoir
«désactivé» les robots-chaussures dans la dernière expo qui se déroulait
dans une galerie était pour moi une manière de laisser un indice quant à
cette intention. Mon intérêt pour les techniques de communication
(storytelling, marketing, etc) est venu se greffer à cette réflexion quant à la
manière dont je devais présenter et enchaîner les expositions.
YM
Oui, je pense que notre vidéo A mimic Battle était, en quelque sorte, les
prémices de ce projet. Elle présentait cette idée selon laquelle nous vivons
dans des boucles narratives qui nous enferment, mais nous construisent
également… Nous sommes piégés par la répétition de ces boucles et, en
même temps, si cette répétition n’existait pas, alors nous aurions du mal à
construire notre identité. Ce qui m’intéresse c’est que ces boucles, ces
scénarios qui se répètent sont des constructions et que derrière chaque
construction il y a une intention, un schéma identifiable.
YM
Ta question me fait penser à cette histoire de fourmis dans Demain les
chiens dont tu m’as parlé souvent et que j’ai fini par lire… Que se passe-t-il
lorsque l’on casse une boucle, un cycle? Les fourmis sortent de leur train-
train quotidien et finissent par dominer le monde… Non, plus
concrètement, il y a plein d’exemples. Quand quelqu’un copie quelque
chose, un geste, un mot, répète une phrase, alors il forme une boucle. Non
pas un cercle, mais une boucle parce qu’il s’approprie quelque chose qui lui
est préexistant et que, quoi qu’il fasse, il le modifie, en change le contexte.
C’est comme ça que le travail de Richard Prince se justifie… C’est aussi
comme ça que notre société se construit. Et ça n’est pas moi qui l’invente,
même Steve Jobs l’avoue en citant Picasso: un bon artiste, copie, un grand
artiste, vole.
YM
Le ciel, l’eau, les dauphins
La vierge, les flics, le sang des nobles
L’ONU, l’Europe, les casques bleus
Facebook, Twitter, Instagram
YM
Je pense que la copie, l’appropriation, est inhérente à la condition humaine.
Les premières cellules qui forment un organisme se divisent en cellules
identiques, elles se reproduisent. Plus tard, nous apprenons à parler en
intégrant et reproduisant le langage de celles et ceux qui nous élèvent, etc.
Il me semble que l’humanité entière se construit par copie, par
reproduction, je crois qu’on n’y échappe pas… Du coup, la question serait
plutôt: quel est le moment où ces copies deviennent intéressantes? Je
pense que c’est quand il y a une déformation, voulue ou non, qui ouvre un
nouvel axe de lecture. Quand la copie, l’appropriation, nous permet
d’appréhender l’original sous un autre angle, avec un point de vue
légèrement décalé. Par exemple, quand Parreno re-coupe un match de foot,
il déplace le point de vue et nous interroge ainsi sur notre manière de
regarder, d’appréhender et de comprendre les images. Cela me fait aussi
penser à une peinture de Damien Hirst, que Mathieu Copeland n’arrêtait pas
de me montrer quand il était mon tuteur en master. (je n’en peux toujours
plus de cette peinture) Il s’agit d’une copie des personnages de Cléo et
Chico faite spécialement pour un restaurant spécialisé dans le bœuf et le
poulet à Londres. J’ai fini par comprendre où Mathieu voulait en venir avec
ça. Il voulait me montrer que la copie, l’appropriation, pouvait aussi devenir
intéressante et révéler son potentiel selon le contexte dans lequel elle était
placée. Finalement c’est devenu fondamental dans ma pratique.
YM
Oui. Je pense que c’est notre rôle. En tout cas, au travers de ma pratique,
j’essaie de tendre à cela. Et je ne crois pas que proposer des «alternatives
aux systèmes» soit vraiment une démarche utile. Ce que je veux dire par là,
c’est que les pratiques artistiques s’inscrivent elles-mêmes dans un/des
système/s qu’elles légitiment par le simple fait d’en faire partie. Pour nous
inscrire dans ce(s) système(s) artistique(s) sans le(s) remettre en question
(action que je pense vaine de l’intérieur) nous n’avons d’autres choix que
d’être romantiques (l’artiste génie) ou pragmatiques (l’artiste chercheur)
Refusant d’être romantique, je pense donc que notre rôle est de révéler les
choses.
YM
Oui, et cela va en fait dans le sens du spectateur émancipé de Rancière et
de la mort de l’auteur de Barthes. Ma réflexion et mon positionnement ont
beaucoup été influencés par le fait que le spectateur et l’auteur se
confondent, dans le sens où une œuvre ne devient une œuvre qu’au
moment de sa rencontre avec un public. Tout en admettant l’idée qu’on ne
peut pas totalement maîtriser ce que cette rencontre engendre en termes
de sens –quelle sera la lecture d’une œuvre par exemple– on peut
néanmoins tenter de plonger le spectateur dans un état où il devient
responsable de sa lecture. C’est du moins ce que j’essaie de faire, parfois en
démultipliant les couches d’interprétation. Et je suis tout à fait d’accord
avec toi, chacun à son niveau est coupable, et du coup aussi
potentiellement capable…
YM
Non, ce n’est pas trop tôt. Je travaille actuellement à une série de peintures
dans laquelle chaque image peinte n’est pas un collage mais provient d’une
seule source. Il s’agit de retravailler des couvertures de livres, qui sont des
livres «utiles» à la compréhension de ma «pratique de l’image», et de les
transformer en peintures. Chaque toile n’aura qu’un seul point de départ, et
ne renverra en ce sens qu’à un seul livre. L’ensemble formera un corpus
d’images peintes.
En fait, je me rends compte que le principal problème quant à la
compréhension d’un travail est un problème d’effort. En ce sens, j’ai
toujours essayé de produire un travail qui ait, à priori, l’air simple et facile
d’accès de manière à attirer le spectateur «lambda». Ce n’est que dans un
deuxième temps que le travail peut potentiellement se déployer dans toute
sa complexité; lorsque le spectateur franchit le pas «séduction» et
s’intéresse à la précision du travail, aux choix qui forment l’image, le texte
ou l’installation, au «pourquoi» de cette création. Cette nouvelle série joue
avec cela, dans le sens où les images peintes seront plus «simples» que mes
précédents collages, mais plus précises et complexes quant à leur référent
initial.
YM
Je pense que tu as raison pour ce qui est des transformations. Cependant,
je ne pense pas que le mot remplacer soit le plus approprié. Je pense
effectivement qu’il y a là un changement d’habitudes, mais les espaces et
les temps sont indissociables. Je pense que ce qui change
fondamentalement c’est notre rapport à la réalité, aux différentes réalités.
La structure du monde et notre manière de l’appréhender se sont
complexifiées (mais pas tant que ça…) parce qu’on y a ajouté des couches
de réalité en «profondeur». On y a ajouté des temporalités et des espaces.
YM
Pour ce qui est de «comment raconter des histoires», je pense qu’un bon
point de départ est de s’intéresser aux techniques employées dans le
marketing. Comment se construit une histoire autour d’une marque par
exemple… Mais ce n’est qu’un des multiples points d’entrée… Pour ce qui
est de la forme de nos discussions et échanges, j’aime bien la métaphore du
fil de la rivière. Tu peux suivre son fil, comme sur Facebook, ce n’est jamais
exactement la même particule d’eau que tu vois, mais c’est toujours de
l’eau. Je pense que nous discutons avec internet par flux de discussions. Ce
n’est pas vraiment un mille feuille, parce que souvent des bribes plus
anciennes du flux remontent le fil.
YM
C’est vrai, je n’ai ni smartphone, ni compte de réseaux sociaux. Par contre,
je les fréquente et les côtoie régulièrement. Tu as un smartphone que tu me
prêtes quand nous sommes en déplacement (-: et j’ai accès au Facebook de
Zabriskie Point. Mais je fréquente effectivement beaucoup plus d’autres
types de réseaux sociaux, en particulier 4chan et aussi, depuis peu, des
forums sur le darknet. Je n’y interagis pas, mais il y a des lectures et des
images intéressantes. Quasiment toute ma pratique commence sur internet.
C’est le premier lieu où je cherche des images par exemple, des points de
vue, des références. J’essaie de ne pas tomber dans un regard trop
subjectif, dans un rapport de croyance, mais d’envisager cet espace comme
une immense source, neutre de par sa taille, et dans laquelle je peux
librement puiser des éléments qui par la suite me seront utiles. En fait
j’envisage internet comme un outil. Après, si je n’ai pas envie d’utiliser un
smartphone ou de m’inscrire sur un réseau social à mon nom, c’est parce
que ces outils me font peur et sont produits par des firmes que j’aimerais
pouvoir, à terme, complètement bannir de ma vie.
YM
Pour moi c’est un tout. Je n’ai pas une vie aux vernissages, une vie à
l’atelier, une vie à la maison, une vie dans les livres, une vie sur internet… Je
n’ai qu’une vie, qu’une seule personnalité (quoique) qui se déploie et évolue
dans différents milieux et médiums.
YM
Domenico Quaranta: What's important is not the piece in there, but the
idea out there. This idea does not manifest itself as a single object, but is
most effectively exemplified by the digital image. It is free, it travels, it
gathers metadata along the way, it can be appropriated, used, abused,
perused, and further developed. It can show up in different contexts. It's
ephemeral, but it can survive.
Peter Marshall,
Demanding the impossible,
a brief history of anarchism
Capable aussi, c’est sûr! Mais je crois que
nous ne sommes pas tous égaux face à
cela. Si nous en sommes tous capables
fondamentalement, avoir une vision
critique ou être capable de «décoder» des
images ou des discours, c’est quelque
chose qui s’apprend, qui demande de la
pratique, et un minimum d’effort aussi. Ici
ça me fait penser à tes prochaines
peintures. C’est trop tôt pour en parler?
RB
Pour ce que j’en sais, tu as essayé
d’intégrer différents types de spectateurs
en démultipliant les types de sources dans
tes images construites: des cartoons old
school aux anecdotes genevoises, des
références à l’histoire de l’art aux stars de
la pop, etc. Tu démultiplies les adresses
pour que tout le monde ait un point
d’entrée… et ensuite? Le spectateur en fait
ce qu’il veut? Qu’est-ce que tu attends
de lui?
RB
YM
« Il reste aujourd’hui à inventer des modes de pensées et des pratiques
artistiques novatrices qui seraient directement informées par l’Afrique,
l’Amérique du Sud ou l’Asie, dont les paramètres intégreraient les modes de
penser et de faire au Nunavut, à Lagos ou en Bulgarie. La tradition africaine
n’a plus à influencer de nouveaux Dadaïstes dans un futur Zürich, ni l’estampe
japonaise à inspirer les Manets de demain. Les artistes (…) ont aujourd’hui
pour tâche d’envisager ce que serait la première culture véritablement
mondiale. Mais un paradoxe s’attache à cette mission historique, qui devra
s’effectuer contre cette mise au pas politique que l’on nomme «globalisation»,
et non dans son sillage afin que cette culture émergente puisse naître des
différences et des singularités, au lieu de s’aligner sur la standardisation en
cours, il lui faudra développer un imaginaire spécifique, et recourir à une
toute autre logique que celle qui préside à la globalisation capitaliste.
»
Nicolas Bourriaud,
Radicant: pour une esthétique de la globalisation
, 2009
→ PENSER GLOBAL
→ TÉLÉCHARGER LE DOCUMENT
Tu utilises aussi beaucoup internet pour les
tutoriels et les sites de DIY. Est-ce qu’online
tu participes activement à cet échange de
savoirs – par exemple en mettant en ligne
des choses utiles pour d’autres ou en
participant à des forums? Et si non, est-ce
qu’un jour tu t’imagines le faire?
RB
Pour être honnête non, je ne suis pas un
contributeur idéal. Par contre j’ai un projet
qui me trotte dans la tête de manière
récurrente et qui est un à côté de ma
pratique. J’ai régulièrement envie de me
mettre à faire de la traduction, au sens
littéral du terme. Il y a plusieurs livres qui
ne sont par exemple pas disponibles en
français et que j’envisage sérieusement de
traduire et de mettre en ligne…
Ça viendra…
YM
Bien sûr, je l’envisage. Pour l’instant ça n’a
pas encore vraiment raisonné avec mes
intentions, ni collé avec un projet
spécifique, mais je l’envisage tout autant
que j’envisage de faire un film, une pièce de
théâtre, de la musique, etc…
YM
Internet est une source et un outil pour toi,
est-ce que tu pourrais aussi l’envisager
comme un medium ou un espace d’expo
pour ta propre pratique ? J’entends, est-ce
que tu imagines faire un projet qui ne serait
visible/disponible que virtuellement?
RB